
BOOKTOK ET BOOKSTAGRAM : LES RECETTES DU SUCCÈS
Les réseaux sociaux sont devenus un incontournable de la prescription littéraire. Sur TikTok et Instagram, devenus de véritables business lucratifs, de jeunes utilisateurs se font les relais marketing des maisons d’édition confrontées à des algorithmes qu’elles ne maîtrisent pas toujours.
Sur TikTok, le hashtag #BookTok a généré plus de 309 milliards de vues et sur Instagram le hashtag #Bookstagram compte plus de 116 millions de publications. Ces hashtags désignent des communautés dynamiques où les utilisateurs partagent leurs lectures, leurs recommandations et leurs réactions, transformant l’acte de lire en une expérience collective et passionnée. L’impact de ces phénomènes est tel que le secteur de l’édition ne peut pas les ignorer. Des partenariats se nouent entre les maisons d’édition et les influenceurs pour mettre en valeur les nouvelles parutions littéraires. Le genre de la romance, notamment, a trouvé un nouveau souffle sur ces réseaux où les recommandations virales peuvent propulser des ouvrages au rang de best-seller en quelques semaines.
« L’effet » BookTok et Bookstagram
Encore mystérieux pour certains éditeurs, les phénomènes BookTok et Bookstagram ont plusieurs fois été à l’origine de « happy end » pour des livres qui n’avaient pas réussi à rencontrer du succès dans un premier temps. C’est le cas chez Robert Laffont où, en 2021, un boom des ventes inattendu a attiré l’attention de la maison sur la force de frappe des réseaux : « On a un roman intitulé « Et ils meurent tous les deux à la fin » d’Adam Silvera, publié en 2018, qui s’est mis à remonter dans les ventes sans qu’on identifie tout de suite pourquoi, raconte Elise Iwasinta, directrice marketing adjointe de la maison. On est passé de 6 000 ou 7 000 ventes à 100 000 exemplaires ! Il s’est avéré ensuite que BookTok s’en était emparé. »
Ce succès a incité la maison à considérer TikTok comme l’un de ses relais marketing réguliers : elle consacre désormais environ 30% de son budget au digital. Malgré ce virage numérique, la maison admet qu’il est encore difficile, aujourd’hui, de mesurer exactement le nombre de ventes suscitées par la publication d’une vidéo promotionnelle sur les réseaux.
Du côté de Chatterley, une maison d’édition dédiée à la romance adulte, l’approche est différente : elle s’est construite pour et avec les réseaux sociaux. « BookTok et Bookstagram ne sont pas juste un pan de notre stratégie éditoriale : c’est la stratégie », affirme Ambre Kusbac, cheffe de projet marketing de la maison. Les livres publiés chez Chatterley ciblent essentiellement des jeunes femmes entre 18 et 25 ans, très consommatrices des contenus postés sur TikTok et Instagram, ce qui conduit la maison à mobiliser environ 65% de son budget total sur ces plateformes. L’exemple de la saga américaine Windy City est éloquent, comme le raconte Ambre Kusbac : « En communiquant beaucoup plus sur nos réseaux et en faisant un partenariat rémunéré avec une influenceuse, on a explosé les scores du tome 2 qui s’est vendu trois fois mieux que le tome 1 dès la première semaine de parution en France ».
Des maisons plus prudentes
Mais ces investissements massifs dans les réseaux sociaux ne sont pas une règle absolue. Si les maisons d’édition ont conscience de la puissance de l’influence des réseaux sociaux, elles s’adaptent avant tout à leur budget annuel, à leur ligne éditoriale et à leur lectorat, et se montrent parfois méfiantes. Au Livre de Poche, même si le phénomène BookTok a aussi des effets inattendus, Ninon Legrand, responsable marketing, explique que la stratégie de la maison est « de consolider le modèle des partenariats gratuits pour des raisons de budget mais aussi parce que, pour l’instant, on a beaucoup de mal à mesurer l’impact des partenariats rémunérés ». Du côté des Éditions Héloïse d’Ormesson, le rythme de publication plus timide sur les réseaux sociaux est justifié par Alexandra Calmes, éditrice : « Je pense qu’on n’a pas le public pour. La majorité de nos lectrices ont plus de 40 ans, n’ont jamais mis les pieds sur TikTok ou sur d’autres plateformes et ne vont pas forcément s’y intéresser.»
Pour autant, aucune maison n’est à l’abri d’un petit miracle provoqué par BookTok et Bookstagram. En tant que distributeur, la FNAC est bien placée pour observer l’effet levier des réseaux : « C’est la tendance qui crée la demande, expose Pauline Armenoult, cheffe de produit BD et Manga à la FNAC. Parfois, les éditeurs ne savent même pas qu’on parle de leur titre sur BookTok et ils l’apprennent par les ventes, quand ils voient leur stock disparaître. Ça échappe un peu aux faiseurs de livres », conclut-elle. La FNAC a mis en place des affichages spécifiques en magasin et a accordé plus de place en rayon pour le genre le plus plébiscité sur les réseaux sociaux : la romance.
Un budget croissant
Pour les maisons d’édition, le coût des partenariats sur BookTok et Bookstagram varie selon les projets mais croît progressivement. À titre d’exemple, des structures comme Robert Laffont investissent dans des partenariats allant de simples contenus à des plans de communication complets. Une vidéo peut coûter entre 300 et 500 euros, mais pour des campagnes plus élaborées les tarifs peuvent tourner autour de 3 000 euros.
Grâce aux vidéos, aux posts et aux stories qu’ils publient sur les réseaux sociaux, les créateurs de contenu peuvent dégager des revenus complémentaires ou de véritables salaires en fonction de leur domaine de prédilection, principalement grâce aux partenariats car la monétisation directe des plateformes est dérisoire. Lola Moreau connue sous le pseudo @labibliothèquedepoche s’est spécialisée dans la littérature blanche, la branche de la littérature pour l’instant moins populaire sur les réseaux, majoritairement composée de romans contemporains, de récits autobiographiques et d’ouvrages non fictionnels. Elle estime qu’elle gagne entre 5 000 et 10 000 euros par an et facture entre 300 et 800 euros la vidéo selon sa complexité et le temps qu’elle lui demandera. Quant à Océane, alias @oceadorable, qui s’est démarquée dans le genre de la dark romance, très plébiscité sur TikTok, elle touche entre 2 000 et 3 500 euros par mois et facture les contenus qu’elle produit entre 950 et 1 200 euros en fonction de la taille de la maison d’édition et de sa grille tarifaire.
À l’échelle du marché, ces tarifs restent raisonnables, mais certains vont bien au-delà. Marion Escudé, éditrice et gérante de l’agence éditoriale Miralta Édito évoque un barème lié au nombre d’abonnés : « Pour un compte de 100 000 abonnés, la vidéo tournera autour de 1 000 euros, et plus le nombre d’abonnés croît plus les prix seront élevés. On peut atteindre jusqu’à 6 000 euros pour la publication d’un contenu. »
Le renouveau de la prescription littéraire
La créatrice de contenu @oceadorable, qui refuse de se définir comme critique ou comme influenceuse, met en lumière un autre facteur essentiel : le sentiment de proximité. « On retire à la littérature ce côté snob qui fait peur à de nombreux jeunes et on parle comme on parlerait à nos amis de nos lectures. » Cette dynamique explique en partie pourquoi 91 % des 15-24 ans déclarent que la présence d’un auteur ou d’un livre sur Internet leur donne envie de l’acheter, et 79 % sont influencés par les discussions en ligne et les conseils des réseaux sociaux, selon les chiffres communiqués par le Centre National du Livre en 2025.
Cécile Barthe-Rabot, professeure des universités en sociologie et responsable du master métiers du livre à l’Université Paris Nanterre, les phénomènes BookTok et Bookstagram redéfinissent les figures de prescription. L’on passe d’une prescription institutionnelle à une prescription communautaire et ce glissement du haut vers le bas est au cœur de la logique des réseaux.
Lire avec BookTok et Bookstagram c’est lire de façon rapide, collective, émotionnelle et en phase avec les pratiques numériques des 18-25 ans. La lecture devient alors un objet de partage, de performance sociale et de viralité.
Devenir apprenti BookToker : la recette du succès
Ingrédients : un mélange d’émotions et d’astuces visuelles, le tout servi par un algorithme surpuissant qui redéfinit les codes de la lecture.
Temps de préparation : 30 secondes à 10 minutes
Ustensiles : un téléphone portable et une bonne connexion Internet
Étape 1 : Avant de filmer, trouvez votre style, la marque de fabrique visuelle qui aidera les utilisateurs à vous identifier. Installez-vous dans un environnement très coloré et surtout soyez enthousiaste. Dès que la vidéo commence, ouvrez grand les yeux et souriez. Adoptez une posture qui incite l’autre à rester, qui lui laisse de la place.
Étape 2 : » Faites du « content layering » : dites et faites deux choses qui n’ont pas du tout l’air liées en apparence pour surprendre l’auditoire, ne sous-estimez pas le rythme et le divertissement propres à la plateforme
Étape 3 : Mobilisez, inconsciemment, les ressorts de la rhétorique classique : l’éthos, le logos et le pathos ou, dit plus simplement, la dimension morale, rationnelle et affective d’un discours.
Étape 4 : À l’aide de ces codes visuels et affectifs finement ciselés, stimulez des réflexes cognitifs précis. Utilisez une musique à la mode, tutoyez l’utilisateur, donnez l’impression que vous vous adressez à un ami : BookTok et Bookstagram vendent une sensation, un moment partagé.
Étape 5 : Mettez le résultat en ligne et dégustez bien chaud : les phénomènes de mode sont très rapides sur les réseaux sociaux et votre vidéo risque de périmer en un rien de temps.
Une recette écrite grâce à Magali Bigey, maître de conférences en Information-Communication, et à Marion Escudé, éditrice qui accompagne des maisons d’édition et des auteurs dans leur stratégie sur les réseaux sociaux.
QUAND L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE PERCUTE LES DROITS D’AUTEUR
Les droits d’auteur aujourd’hui
Les droits d’auteur, c’est ce que perçoit l’auteur ou l’autrice à chaque vente de son livre. Il perçoit aussi une avance, versée par l’éditeur avant la publication. L’oeuvre de l’auteur est un capital et il peut en tirer des fruits toute sa vie – jusqu’à 70 ans post-mortem. Ces droits permettent également de contrôler les usages qui en sont faits. Comme l’explique Sébastien Hautière, avocat et directeur d’un cabinet de conseil spécialisé dans le droit de la propriété industrielle : c’est « la protection qui porte sur les œuvres de l’esprit comme le brevet porte sur les innovations techniques ». Autre caractéristique : les droits d’auteur reviennent nécessairement à une personne physique, ils ne peuvent pas être touchés directement par une personne morale (comme une société, par exemple).
1,52€ touché pour un livre à 20€ vendu
Si les enquêtes chiffrées sur le sujet sont rares, la Société des Gens de Lettres estime à environ 101 600 le nombre d’auteurs en France à ce jour. Mais rares sont ceux qui vivent de leur plume. Selon une étude réalisée fin 2022 par la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) et la Société des gens de lettres (SGDL), seuls 22 % des auteurs gagnent plus de la moitié de leurs revenus grâce à leurs livres.
Les droits d’auteur sont payés par les éditeurs via un contrat d’édition. Des sociétés de gestion collective peuvent aussi reverser des droits, par exemple pour le prêt en bibliothèques ou pour la copie privée du livre. La rémunération qu’un auteur touche oscille entre 6% et 10% du prix public hors taxe d’un livre vendu. Pour les formats Poche, la rémunération est plus basse (autour de 5%) que pour un grand format (entre 8% et 10%). Le numérique explose les scores (entre 20% et 30%) mais les ventes sont minimes et le prix de vente souvent bien plus bas qu’un livre papier.
Par exemple : un livre à 20€ TTC (environ 19€ HT) permet à un auteur rémunéré à 8% de toucher 1,52€ par exemplaire vendu.
L’IA bientôt rémunérée par les droits d’auteur ?
Lorsque l’oeuvre a été produite par plusieurs auteurs, les droits d’auteur peuvent être subdivisés en deux catégories : les oeuvres dites de collaboration, signées par plusieurs personnes physiques dont l’action est identifiable, et les oeuvres collectives, où il est impossible de déterminer la part de chaque acteur dans l’élaboration de l’oeuvre et donc d’attribuer des droits distincts.
Mais depuis que l’IA générative est accessible au plus grand nombre, de nombreux questionnements liés à la propriété intellectuelle et aux droits d’auteur surgissent. « Si l’IA génère une œuvre qui relève de la qualification d’œuvre de la propriété intellectuelle, la vraie question est : qui a créé l’œuvre ? L’IA n’est pas une personne morale, c’est un outil, rappelle Sébastien Hautière. Est-ce que le créateur est la société qui détient l’IA ? Je ne crois pas, parce qu’on ne peut pas avoir de droits ab initio sur une personne morale. Il reste le concepteur de l’IA. Mais est-ce qu’il est créateur individuel ou est-ce que c’est une œuvre collective ou de collaboration ? Les gens développent rarement une IA tout seul… Ou est-ce que c’est l’utilisateur, du fait des requêtes spécifiques qu’il émet ? »
Le problème du plagiat
Avec l’apparition d’une IA générative entraînée à partir du contenu disponible sur Internet et susceptible de commettre des textes plagiés, la définition d’œuvre qui était entendue jusque-là comme une production de « l’esprit », celle d’ « auteur » ou de « propriétaire d’une œuvre », ainsi que l’attribution des droits d’auteur vacillent.
Alors que ChatGPT n’était pas encore créé, en 2019, une directive européenne sur le droit d’auteur a défini le principe de l’ « opt out » appliqué au « text and data mining ». Le data mining, c’est l’autorisation de reproduction d’œuvres non protégées sans demandes préalables lorsqu’elle est faite à des fins d’exploration des textes et des données disponibles sur Internet. Toutefois, les ayants-droits peuvent s’y opposer explicitement et exercer un droit d’ « opt out » grâce à l’utilisation de métadonnées techniques.
Si cette directive était bel et bien appliquée, elle permettrait de lutter contre l’absorption massive de données qui servent à éduquer l’IA générative ; elle protégerait les auteurs contre le vol de leur œuvre. Mais elle est d’ores et déjà obsolète : l’IA générative de 2025 ne respecte pas les barrières virtuelles posées par l’ « opt out » de 2019.
IL ÉTAIT UNE FOIS, DANS UN MONDE OÙ L’IA ÉTAIT ÉCRIVAIN…
L’intelligence artificielle, et plus précisément l’intelligence artificielle générative avec Chat GPT, l’agent conversationnel d’Open AI, bouleverse les codes de la production intellectuelle et artistique depuis 2022. Dans le secteur de l’édition, en France, on la considère pour l’instant comme un outil mais le flou juridique et la permissivité qui l’entourent pourrait bien en faire une menace pour la création littéraire.
En mars 2025, les journalistes du Nouvel Obs ont eu l’idée de confronter pour la première fois le talent d’un écrivain, Hervé Le Tellier, lauréat du Prix Goncourt 2020, et les capacités d’écriture de ChatGPT. Selon le romancier, le résultat est « bluffant ». La version de la machine propose des effets de styles inventifs, une agilité narrative surprenante, de nombreuses trouvailles et même des touches d’humour. De là à dire que l’IA est un auteur comme les autres, il n’y a qu’un pas… Les fantasmes autour de l’intelligence artificielle sont légion et les réponses aux questions qu’elle soulève sont encore trop rares. Malgré tout, le secteur de l’édition s’en empare progressivement et la considère aussi bien comme un outil qui fera progresser le métier d’éditeur que comme une menace pour le statut d’écrivain et pour les œuvres dites « de l’esprit ».
L’IA, un outil comme les autres ?
Une petite mise au point s’impose : aujourd’hui, l’intelligence artificielle est tout autour de nous. Ces mots peuvent évoquer dans les esprits soucieux la prise de contrôle des robots sur l’espèce humaine et pourtant les quatre types d’IA actuellement en usage ne sont pas tous très menaçants.
L’IA réactive réagit à des stimuli immédiat et n’a aucune mémoire (ex : système de détection d’obstacles d’une voiture), l’IA à mémoire limitée tient compte des données passées pour prendre des décisions (ex : Netflix), l’IA adaptative prend des décisions complexes et apprend de ses erreurs (ex : détermination de protocoles personnalisés en médecine), et enfin l’IA générative produit du contenu « nouveau » et pose de nombreux enjeux éthiques.
Pour l’instant, les maisons d’édition qui s’emparent de l’IA s’en servent comme d’un outil. Chez Robert Laffont, Elise Iwasinta, la directrice marketing adjointe de la maison membre du groupe Editis, explique : « On demande à nos auteurs de ne pas utiliser l’IA pour écrire leurs romans et nous nous engageons à ne pas l’utiliser pour retravailler les romans. En revanche, sur la partie marketing et sur des parties plus administratives et commerciales, on commence à l’utiliser. On y a recours pour la création de contenu d’images ou de vidéos promotionnelles autour d’un livre ou pour faire des campagnes de publicité sur les réseaux sociaux. Mais, précise-t-elle, nous conservons toujours un regard humain et retravaillons le résultat. Pour l’instant, ce n’est pas encore assez performant pour qu’on la laisse rouler toute seule. » Robert Laffont utilise également l’IA pour générer les métadonnées du livre, c’est-à dire tous les mots-clés qui ne sont pas visibles mais qui sont associés à un livre pour permettre aux algorithmes des différents sites revendeurs de bien les classer et de les mettre en avant en fonction des termes recherchés par les utilisateurs. À ce jour, l’investissement de la maison dans le secteur de l’IA ne s’élève qu’à quelques milliers d’euros par an. « On n’en est qu’au début, ce budget augmentera sûrement pas la suite, confie Elise Iwasinta. Les premières campagnes de vidéos qu’on a faites avec l’IA, remontent seulement à la fin d’année 2024. » L’IA échappe encore au droit
Le cas de Robert Laffont n’est pas une généralité. De nombreux acteurs des métiers du livre se méfient de l’IA générative. Ils dénoncent le piratage de livre par Meta pour entraîner son IA, le plagiat des illustrations de professionnels, le clonage vocal pour publier des livres audios, et pointent du doigt les publications au contenu erroné qui pullulent sur des sites comme Kindle Direct Publishing, le site d’autoédition d’Amazon.
Si certains éditeurs, comme Robert Laffont, mettent en place des verrous numériques pour éviter que les ouvrages se retrouvent sur des sites de téléchargement illégaux, d’autres, comme Les Éditions Héloïse d’Ormesson, estiment qu’il est sûrement déjà trop tard. « On n’a pas de protection spécifique, confie Alexandra Calmes, éditrice de la maison. C’est un drame insoluble que nos créations soient réutilisées par l’IA et je
pense que tout le monde a un peu lâché l’affaire. Jamais ChatGPT ne créditera quoi que ce soit. »
Au-delà du problème éthique lié à l’IA générative, des problématiques juridiques se posent. En France, plusieurs leviers sont actionnés pour protéger le livre et son auteur, tels qu’une TVA réduite de 20% à 5,5% pour les livres vendus, le prix unique du livre grâce à la loi Lang, le régime fiscal spécial accordé aux écrivains ou encore les droits d’auteur. Mais à partir du moment où l’IA est sollicitée pour participer activement à la création d’une œuvre, mérite-t-elle – ou son créateur mérite-t-il – de bénéficier de ces avantages ? Et en sachant que l’IA générative a été éduquée avec du contenu disponible en ligne, comme s’assurer que ce qu’elle régurgite n’est pas du plagiat pur et simple ? L’auteur qui fait appelle à l’IA produit-il encore une œuvre de l’esprit et peut-il exiger tous ces privilèges juridiques et économiques ? Qui est responsable et propriétaire de l’œuvre publiée ? L’IA est-elle un prête-plume comme un autre ?
La régulation se fait attendre
Ce n’est peut-être qu’une question de temps avant que des embryons de réponses à ces questions soient rendus publics. En avril 2024, le ministère de la Culture a annoncé le lancement d’une mission relative à la rémunération des contenus culturels utilisés par les systèmes d’intelligence artificielle. Un an plus tard, un cycle de concertations entre les développeurs de modèles d’IA générative et les ayants droits culturels a été organisé. Ce cycle doit permettre aux différents acteurs de l’IA et du secteur de l’édition de se comprendre et de se rassembler autour d’intérêts communs. On est encore loin d’une régulation officielle et unilatérale gravée noir sur blanc.« Le temps juridique n’est pas le temps technique, avertit Sébastien Hautière, avocat et propriétaire d’un cabinet de conseil spécialisé dans la propriété industrielle. La technique devance le commercial et le commercial devance le juridique. Aujourd’hui, on fait face à un outil qu’on maîtrise peu, qui ne permet pas au commun des mortels de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. La réglementation n’existe pas au niveau international et c’est un patchwork quand elle existe. » Il estime cependant qu’il est urgent d’agir contre ce « parasitisme économique » qui peut s’apparenter à de la contrefaçon.
Protéger le travail humain…
En attendant qu’une réponse juridique émerge, des initiatives individuelles sont proposées aux éditeurs. Nicolas Gorse, directeur général de la société de location de vélo et trottinettes électriques Dott, a créé le label « Création Humaine » en 2023. Le but ? Distinguer avec clarté les œuvres uniquement écrites par un esprit humain de celles rédigées par une IA. « La création [littéraire], c’est sortir des mots qui viennent uniquement de votre cerveau et de tout ce que vous avez vu et ressenti dans votre vie. C’est ce que nous devons préserver, c’est la clé de notre humanité, de ce qui nous rassemble et de ce qui nous définit en tant qu’espèce », assure-t-il.
La distribution de ce label distinctif coûte pour l’instant 50 euros par oeuvre et se déroule en quatre étapes. La signature d’un contrat d’engagement certifiant l’origine humaine de la création, la détection de l’usage de l’IA dans un logiciel propre au label, une interview s’il y a un doute, et enfin la génération de la certification. Elle consiste en une empreinte générée en 25 minutes qui permet de figer le texte. Chaque texte a une empreinte individuelle qui ne peut pas être falsifiée.
À ce jour, 250 auteurs ont fait usage de ce label. Nicolas Gorse est en contact avec des maisons d’édition mais aussi avec des géants de l’intelligence artificielle pour généraliser son projet. Si “Création Humaine” ne protège pas encore de l’IA générative, l’objectif final est de s’assurer que l’IA puisse percevoir si le texte labellisé a adopté l’opt-out. « Mon ambition, c’est qu’on puisse authentifier les contenus humains, et s’il ont décidé de ne pas être fouillés par des IA génératives, que ces IA puissent le respecter », explique le créateur du label. À terme, il souhaiterait rendre ce label plus accessible et encore plus automatisé.
… ou valoriser la collaboration avec l’IA ?
Une autre initiative française s’est inscrite, au contraire, dans la volonté de réconcilier la création littéraire et les technologies modernes. Jean-Charles Cointot, qui a consacré sa carrière aux nouvelles technologies de l’information et de la communication depuis la création d’Internet, a créé en 2024 une association « Création et IA » ainsi qu’un label, « Faire.AI ».
Son objectif : promouvoir un usage transparent et honnête de l’IA dans la création littéraire, à rebours des discours catastrophistes et des usages opaques. Le label atteste que l’IA a été utilisée de façon encadrée et déclarée par l’auteur. « Il faut arrêter les réactions très émotionnelles, estime-t-il. L’IA, ce n’est pas le diable, ce n’est pas un auteur, c’est un coach. » Il rappelle que « depuis toujours, la technologie libère du temps pour mieux créer ». L’IA peut donc aider à enrichir ou à structurer un récit, mais l’émotion, la surprise et l’originalité restent le propre de l’humain. En revanche, il estime que la posture des auteurs qui s’aident de l’IA et ne le signalent pas est « inadmissible. La posture du « pas vu pas pris » n’est pas éthique et il faut se battre contre ça. »
Le fonctionnement du label est simple : l’auteur indique qu’il a utilisé l’IA, puis son texte est analysé par les filtres mis en place par l’association. Le livre est entièrement passé au crible : idées, synopsis, descriptions, effets de style, structure… Chaque élément est analysé par des logiciels d’IA pour déterminer où l’IA est intervenue et si elle a été utilisée dans des proportions tolérables : elle sait détecter sa propre empreinte. Les auteurs peuvent bien évidemment essayer de tromper la machine et prétendre qu’ils se sont peu servis de l’IA, mais Jean-Charles Cointot estime : « On n’est pas là pour faire la police, on est là pour remettre de l’éthique dans l’écriture avec l’IA. Et cette démarche éthique s’accompagne d’une démarche responsable. Nous avons un formidable outil à notre disposition mais ce serait dramatique que des abus entraînent un rejet collectif. »
L’enjeu de sa démarche est de valoriser l’hybridation créative entre l’humain et l’IA sans dévaloriser l’œuvre. « Au fond, qui donne un sens et une valeur à un livre ? C’est le lecteur. Donc, si je lis un bouquin qui me plaît et qu’on me dit « L ’auteur a vraiment beaucoup utilisé l’IA », je dirais « C’est formidable, je m’en fiche », car ce qui compte ce que j’aie adoré ce bouquin et qu’il m’ait remué. », assure Jean-Charles Cointot.
Pour le moment, seuls deux romans publiés aux Éditions du Figuier ont utilisé ce système, dont un que Jean-Charles Cointot a lui-même rédigé, mais l’écrivain et chef d’entreprise espère à terme que d’autres maisons s’intéresseront à sa solution. Le directeur éditorial des Éditions du Figuier, Emmanuel Roussel explique : « Apposer ce logo, c’est une manière d’être transparent. En tant qu’éditeur, je préfère dire : “oui, on utilise l’IA, voilà comment, et pourquoi.” Il y a un gros travail pédagogique à faire [auprès des libraires et de certains lecteurs], mais il est nécessaire. C’est une manière d’ouvrir le champ des possibles, de multiplier la créativité. »
Entre fascination technologique, débats juridiques et vertige éthique, l’intelligence artificielle interroge la définition d’un auteur, d’une œuvre et, indirectement, d’un lecteur. Dans l’attente de réglementations claires et de la démocratisation d’initiatives isolées mais prometteuses, l’IA s’immisce dans ce vide juridique et le secteur de l’édition vit une révolution insidieuse mais bien réelle. Si le Législateur peine à réagir, les acteurs du livre prennent les choses en main et espèrent faire évoluer la loi : en mars 2025 le Syndicat national de l’édition (SNE), la Société des Gens de Lettres (SGDL) et le Syndicat national des auteurs et des compositeurs (SNAC) ont agi en justice contre Meta devant la 3e chambre du Tribunal judiciaire de Paris. Les plaignants réclament le respect du droit d’auteur et, notamment, le retrait complet des répertoires de données créés sans autorisation et utilisés pour entraîner les IA. Il s’agit de la première action judiciaire en France visant à faire respecter les droits d’auteur et à modifier le modèle d’entraînement de l’IA.
QUATRE QUESTIONS À JULIEN CHOURAQUI, DIRECTEUR JURIDIQUE DU SYNDICAT NATIONAL DE L’ÉDITION
Quelle est la position du SNE sur l’usage de l’IA dans le secteur de l’édition ?
Nous n’avons pas de velléité d’interdire l’IA dans le processus créatif. Ce serait totalement contre-productif : aujourd’hui, même le traitement de texte utilise l’IA. Pour l’instant, l’intelligence artificielle peut constituer un outil d’aide à la création sans pour autant se substituer au véritable travail d’un auteur et de la création humaine.
De notre côté, juridiquement, les choses semblent être bordées. Nos contrats d’édition sont IA-proof en quelque sorte, puisqu’ils stipulent que l’auteur doit remettre un manuscrit original, c’est-à-dire une œuvre de l’esprit. L’appropriation de l’intelligence artificielle va se faire par touche dans les processus éditoriaux pour générer des argumentaires promotionnels ou tout ce qui qui entoure la création sans en être vraiment.
En revanche, dès lors que des systèmes d’intelligence artificielle se nourrissent des œuvres sans demander d’autorisation, on entre dans un cadre juridique qui nécessiterait d’être perfectionné.
Le SNE a-t-il des attentes précises en matière de régulation législative de l’IA générative ?
Oui, notamment sur la question de la transparence et de l’application effective de l’opt out. Il faut que l’IA cesse d’utiliser les contenus à des fins d’entraînement sans autorisation et que l’on mette en place diligence raisonnée sur la traçabilité des données utilisées.
Aujourd’hui, la profession a mis en place des métadonnées pour exprimer cet opt-out mais on constate que ce n’est pas toujours respecté. Des éditeurs ont pu détecter le comportement de certains robots qui, malgré le bloquage du data mining, continuaient de récupérer des données sur leur site. L’enjeu est majeur pour nous : comment faire valoir nos droits par rapport à des utilisations non autorisées ? Dans aucun marché, on n’impose à un fournisseur de donner gratuitement sa marchandise !
Comment s’assurer que l’IA n’a pas été utilisée dans le processus créatif des auteurs ?
Il faudrait faire un travail d’analyse au cas par cas, pour savoir si l’interaction de l’auteur avec l’IA a effacé l’empreinte de sa personnalité. Si l’auteur propose ce texte rédigé de manière brute par l’IA sans le retravailler, il n’y a pas de travail de l’humain et de ce fait, il ne s’agira plus d’une œuvre de l’esprit, ce ne sera plus une œuvre originale.
En revanche, si l’auteur part de la base donnée par l’IA, la réécrit très largement et en modifie la forme pour véritablement se l’approprier, là on est sur un travail d’auteur qui pourra donner lieu à une protection du droit d’auteur. Mais il y a une infinité de nuances, c’est assez complexe et, à terme, il faudra mettre en place un travail de transparence entre l’auteur et l’éditeur en ce qui concerne l’usage de l’IA.
Pourquoi ne pas relancer les débats sur la loi de 2019 au niveau européen ?
Livrer un nouveau combat de cette intensité aujourd’hui sur un sujet aussi sensible me semble assez périlleux. Les positions en faveur du droit d’auteur sont nuancées par
l’objectif de faciliter au niveau européen des politiques d’innovation. Cette position politique met en confrontation innovation et régulation et ne fait que reprendre les arguments des systèmes d’IA.
En réalité, il ne peut exister de marché européen de l’IA compétitif et performant que si l’on compte sur nous, les sources, les éditeurs, pour travailler en partenaire et que l’on ne récupère par des données de manière indistincte et clandestine. Les IA gagneraient à organiser un marché qui passe par une autorisation : nous serions en capacité de fournir, en fonction de leurs demandes, un flux de données bien structuré, bien référencés, avec les bonnes métadonnées. C’est essentiel quand on construit le modèle d’apprentissage automatique de l’IA, et nous devons lutter contre ce pillage.