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Batteries électriques : dans le nord, la transition incertaine des salariés des usines thermiques vers la Gigafactory d’ACC

Les Hauts-de-France, première région automobile de France, va devenir la terre des “gigafactories”. Ces énormes usines, qui s’étendent sur plusieurs hectares, vont produire des batteries électriques avec pour ambition de réduire la dépendance envers les Etats-Unis et la Chine, et de favoriser la transition vers l’électrique. Alors que cinq gigafactories sont annoncées, une seule, ACC a débuté ses activités dans un contexte où des interrogations subsistent sur l’avenir de la filière des batteries électriques en Europe.

Le 30 mai 2023, Automotive Cells Company, (ACC) co-entreprise de Stellantis, Mercedes et Total a inauguré la première gigafactory française. Située à Douvrin, près de Lens, cette immense usine de batteries électriques est bâtie sur une superficie de 34 hectares, l’équivalent de huit terrains de football. 

La gigafactory d’ACC a nécessité, 850 millions d’euros d’investissement rien que pour la première tranche des travaux, dont 121 millions financés par la région Hauts-de-France. 

Pour rapidement monter en cadence et devenir compétitif, ACC a levé un an plus tard 4,4 milliards d’euros de prêt auprès des banques, afin de développer 4 blocs de production en supplément de celui actuellement en opération.

Trois ministres français dont celui de l’Économie de l’époque Bruno Lemaire, étaient présents lors de cette inauguration qui matérialise la volonté politique de faire du Nord, la vallée de la batterie. ”Pour la première fois depuis Airbus, la France et l’Europe créent une nouvelle filière industrielle. Enfin, l’aéronautique européenne a un successeur et ce successeur, ce sont les batteries électriques” s’était-il réjoui.

Un nouveau tournant industriel

Les pouvoirs publics misent donc énormément sur les gigafactories. Après celle d’ACC, quatre autres sont en construction ou en phase d’implantation dans le Nord. C’est la première région automobile de France avec 34 % de la production nationale, ce qui représente 700 000 véhicules par an. La filière fait travailler 56 000 personnes en emplois directs et indirects.  Le passage du thermique vers l’électrique va avoir des conséquences sur les emplois. Dans sa feuille de route, ACC veut recruter 2000 personnes d’ici 2030.  Pour mettre son usine en marche, elle s’est tournée vers le site de batteries thermiques de Stellantis à Douvrin.

D’après Force Ouvrière, syndicat majoritaire au sein d’ACC, 40 % des 1 300 agents de la gigafactory (mars 2024) viennent de l’autre côté de la voie, terme utilisé à l’interne pour marquer la très courte distance (moins d’un km) qui sépare les deux usines. Toutefois, si les responsables s’enorgueillissent d’un tel pourcentage, 1 500 salariés de l’usine de batteries thermiques de Stellantis dont la fermeture est programmée sont encore en attente. L’entreprise n’a pas encore officiellement communiqué sur la fin de l’usine, mais elle a réduit la production et “convoque des salariés individuellement” d’après la CGT pour leur demander de réfléchir à leur avenir. C’est donc une nouvelle révolution que vit la région, après le fin des mines et des usines textiles et cette nouvelle transition thermique-électrique. .

Pas de passage automatique 

C’est dans ce contexte tout particulier que se met en place la reconversion des salariés vers les usines de batteries électriques,  mais le passage de Stellantis vers ACC n’est pas automatique.

D’après Régis Scheenaerts, secrétaire général CGT Stellantis de Douvrin, un accord signé en 2022 entre les syndicats et les entreprises, prévoyait dans un premier temps le reclassement de 400 employés de Stellantis par ACC. “Environ 300 salariés sont partis chez ACC, mais beaucoup ont rencontré des difficultés. Le recrutement chez ACC a nécessité tests, formations et CV, et au moins 50 personnes ont été refusées”. affirme Régis Scheenaerts. Des étapes avant recrutement que confirme Yohan Triquet, le secrétaire général adjoint FO d’ACC. “Le passage n’était pas automatique, et certains n’ont pas été acceptés” reconnaît-il se refusant toutefois à confirmer le chiffre avancé par Régis Scheenaerts. “D’autres salariés n’ont pas souhaité changer d’usine en raison des conditions de travail très différentes” nuance le responsable FO.

Dans un nouveau monde

Alors qu’ACC communique abondamment sur ses réalisations, il est difficile de pénétrer au sein de l’usine, d’échanger avec les responsables ou les salariés. Peu acceptent.  Certains, ont même des clauses dans leur contrat, leur interdisant de parler de l’usine à une “personne étrangère” au service. C’est le cas de Christophe qui a souhaité que son prénom soit modifié. Après 25 ans chez Renault puis Stellantis, il rejoint ACC en octobre 2024. “C’est un nouveau monde” assure le quinquagénaire. À l’intérieur de l’usine, les salariés sont équipés d’une combinaison de la tête aux pieds suivant des normes similaires à l’industrie pharmaceutique avant d’entrer dans les salles blanches.

“Nous avons besoin de 10 à 20 minutes pour nous préparer. Enfiler gants et masques et désinfecter tout ce qui est nécessaire avant d’entrer” explique Christophe qui confie que c’est “déroutant” au début. 

Ce qui se passe dans ses salles est essentiel au processus de fabrication d’une batterie électrique. Aucun grain de poussière n’y est toléré. Les salariés doivent s’assurer que les 20 km2 dédiés aux salles blanches sont immaculées. “Nous étions habitués après notre arrivée à l’usine à enfiler un bleu de travail et commencer directement notre service, les combinaisons, ça change tout. J’ai des connaissances qui ont eu un grand mal à s’y faire et ont abandonné” appuie-t-il.

Toutes les deux heures, les agents sont obligés de sortir des salles blanches et de prendre 20 minutes de pause à l’air libre. Pour huit heures de postes, c’est donc quatre sorties-changements qu’opèrent les salariés qui doivent enfiler de nouvelles combinaisons à chaque fois. 

Des conditions de travail qui font jaser. “Certains employés de Stellantis ont pu avoir des craintes ou n’ont pas apprécié les changements” reconnaît Yohan Triquet, secrétaire général adjoint FO d’ACC. Le syndicaliste pointe toutefois que “ceux qui critiquent” ne “travaillent même pas à la gigafactory”. 

Une formation financée et indispensable

Afin de se préparer à leur nouvelle carrière, les agents sont formés dans un centre spécialisé. Christophe, ingénieur en maintenance, a suivi une formation préalable de cinq mois avant de rejoindre ACC. Ce parcours de formation appelé le « Battery Training Center » s’étale sur trois mois. Dans un centre situé non loin de la gigafactory, ACC a reconstitué une salle blanche. Une méthode qui permet aux futurs agents de se familiariser avec cet environnement si particulier de travail. Le centre de formation, lancé un mois après l’inauguration de la gigafactory est financé à hauteur de 37 % par la Région Hauts-de-France (485 000 €), à 35 % par Stellantis et le reste par l’UIMM (Union des industries et des métiers de la métallurgie). Ouvert aux salariés de la filière automobile en reconversion vers les métiers de l’électrique, les agents suivent un cursus de 400 heures de formation certifiante, à l’issue duquel ils décrochent un CQP, un certificat de qualification professionnelle. D’ici 2025,  ACC ambitionne de reconvertir 600 salariés notamment de Stellantis.

Machines et savoir-faire chinois

Après le parcours de la “battery training center”, les nouveaux arrivants poursuivent leur apprentissage en interne avec des ingénieurs chinois. La technologie utilisée par ACC est chinoise ou sud-coréenne. Des traducteurs assurent le passage de consignes entre les agents et les formateurs. “Nous apprenons, mais lentement. Avec les Chinois, et les Sud-Coréens, nous avons des différences culturelles, et eux, maîtrisent depuis des années ces technologies, nous avons besoin de temps” confie un agent d’ACC qui a requis l’anonymat. 

Ce recours à la Chine, leader mondial sur les véhicules électriques, interroge d’ailleurs, au sein d’une Union européenne qui veut réduire sa dépendance à l’empire du milieu. L’UE, a augmenté en octobre 2024 ses droits de douane sur les véhicules électriques fabriqués en Chine jusqu’à 35,3 %. La part de marché des voitures chinoises a explosé dans l’UE, passant de moins de 2 % en 2020 à plus de 14 % au deuxième trimestre de 2024, selon des chiffres de l’exécutif européen. 

Le spectre Northvolt ?

Si l’UE renforce les barrières à l’entrée pour les véhicules chinois, c’est aussi parce que la mise en œuvre de sa stratégie sur les batteries électriques à été partiellement un échec. En septembre dernier, Northvolt, le fabricant suédois de batteries électriques, a été contraint de suspendre certaines activités de sa gigafactory de Skelleftea (Suède) et de supprimer 1 600 emplois sur 6 500. Avec 15 milliards d’euros d’investissement, Northvolt était le projet européen le plus abouti dans le marché des batteries électriques. 

Paralysé par des problèmes de production et de liquidités, puis lâché par des partenaires comme BMW, l’entreprise suédoise s’est déclarée en faillite en novembre 2024 aux Etats-Unis. Pourquoi aux Etats-Unis alors que l’entreprise est suédoise ? : car un de ses actionnaires est la banque américaine Goldman Sachs. Les actionnaires ont par la suite voté pour la poursuite des activités. Pour se redresser, Northvolt devra désormais augmenter son rythme de production, alors que sa dette dépasse les 5 milliards d’euros. “Ce n’est ni le même environnement, ni la même situation”, affirme le responsable syndical de FO. Dans un communiqué diffusé après sa faillite, Northvolt expliquait avoir pâti “des défauts de machine, d’un personnel inexpérimenté et d’ambitions irréalistes”. “Je n’ai pas tous les détails, mais je crois qu’il y a eu des problèmes de gestion à Northvolt” tente d’expliquer Yohan Triquet. “A ACC, nos actionnaires sont nos premiers clients, nous avons donc moins de risques d’être exposé aux mêmes problèmes que la gigafactory suédoise”, affirme-t-il.

Licenciements et projets annulés

Si le syndicaliste affiche une certaine confiance, des décisions prises par les responsables d’ACC prouvent que le secteur des batteries électriques en Europe est en difficulté.  Le fabricant de batteries a décidé de mettre en pause la construction de ses gigafactories de Kaiserslautern (Allemagne) et de Termoli (Italie). Dans une note interne envoyée aux employés, ACC explique son choix par une “demande de véhicules électriques en baisse en Europe et à des coûts de production élevés”. ACC a présenté le 20 janvier lors d’un comité social d’entreprise central (CSEC) “un projet d’évolution de son organisation”. Seuls les sites de Bruges (Bordeaux) et de Paris de la société ACC sont concernés par les mesures décidées par l’entreprise qui va de la réduction du recours à la sous-traitance et à l’intérim à une réduction du nombre d’emplois. Une centaine de postes sont menacés. “Nous sommes bien sur navrés pour les personnes concernées, mais ça ne concerne pas Douvrin, qui est plutôt engagé dans une dynamique positive, nous sommes donc sereins” affirme un agent d’ACC, qui ne souhaite pas être identifié.

Fin du thermique en 2035 ?

En Europe, un flou persiste aujourd’hui sur le secteur de l’automobile, alimenté par de possibles changements de politiques. Loin des salles blanches d’ACC, l’Union européenne est pressée par certains lobbyistes notamment de la filière de l’automobile pour repousser l’échéance 2035.  À partir de cette date, la loi européenne sur la voiture électrique interdira la vente de véhicules neufs équipés de moteurs thermiques, c’est-à-dire fonctionnant à l’essence, au diesel ou en version hybride, accélérant du coup la transition vers les voitures électriques. Si Bruxelles n’a encore fait aucune annonce officielle remettant en cause cet agenda, des fissures apparaissent. En France, en février dernier, les députés, qui ont voté dans un hémicycle clairsemé (64 présents élus sur 577) ont refusé d’inscrire dans le droit français la date européenne de 2035. L’UE va discuter dès cette année des modalités de la fin des voitures thermiques, alors que ses échanges devaient se tenir en 2026. Ces récents développements au sein de l’UE ne semblent pas inquiéter certains salariés. “Il n’y a rien d’officiel, mon travail est de fabriquer des batteries électriques, j’ai un contrat pour cela, je m’y tiens” explique un agent, recruté en 2024. 

Le 5 mai dernier, les dirigeants de Stellantis et Renault ont appelé, dans une déclaration commune inédite l’UE à simplifier d’urgence sa réglementation sur les véhicules. « Le marché automobile européen est en chute depuis maintenant cinq ans », déclare John Elkann, président de Stellantis, et « au rythme actuel, le marché pourrait être plus que divisé par deux d’ici 2035 ». Alors qu’il semblait très prometteur, l’avenir des voitures électriques et avec elles, les batteries qui les alimentent est désormais très incertain en Europe.

Boubacar Sidiki Haidara