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Le marché des interfaces cerveau-machine : entre dystopie et désillusions

Pour jouer aux jeux vidéo, utiliser les réseaux sociaux, mieux comprendre notre stress ou nos goûts olfactifs, certaines entreprises misent sur le fait que nous utiliserons bientôt des électrodes qui captent notre activité cérébrale. Un marché s’ouvre, surfant sur le fantasme que véhiculent de telles technologies. Son développement est teinté de quelques désillusions, mais il pose des questions éthiques, philosophiques et juridiques.

Que nous reste-t-il de privé ?

Nos objets informatiques connectés sont capables d’enregistrer et d’analyser nos comportements et nos faits et gestes. En recoupant les différentes informations que nous laissons via l’utilisation d’un smartphone, il est possible de savoir la profession, l’adresse, la sexualité, la situation affective, la santé physique, mentale, les doutes, les craintes et les opinions politiques d’une personne.

Notre pensée est encore partiellement épargnée par cette fuite de la vie privée. Les objets informatiques courants n’ont pas d’accès direct à notre cerveau. Tout ce qu’il se passe dans cet organe plein de mystères reste encore la propriété unique de l’individu qui l’utilise tous les jours pour vivre et être.

Mais il est possible de mesurer l’activité cérébrale et de l’interpréter. La médecine le fait depuis le début du 20ème siècle et n’a pas cessé de gagner en précision. L’utilisation de ces mesures s’est longtemps restreinte au médical, dès lors, son utilisation était hautement limitée, réglementée et réservée à l’amélioration de la vie des patients. Un concept a permis de sortir ces mesures du domaine médical : les interfaces cerveau-machines.

Qu’est-ce qu’une interface cerveau-machine (ICM) ?

Aussi appelée interface cerveau-ordinateur (ICO), ou Brain-computer interface (BCI), il s’agit d’un système qui permet de relier directement l’activité cérébrale à un ordinateur. Dans un tel système, il y a trois composants qui travaillent de concert : le cerveau, un instrument de mesure de l’activité cérébrale, qui est souvent un électro-encéphalogramme (EEG), ainsi qu’un ordinateur, qui reçoit la commande et l’effectue. Le système de fonctionnement est assez simple. Pour l’illustrer, prenons l’exemple du contrôle d’un drone par la pensé. Dans ce système, une personne est équipée d’électrodes posées sur le cuir chevelu. Lorsqu’elle pense à un nuage, cela module l’activité cérébrale d’une certaine manière. Les électrodes envoient cette information à l’ordinateur, qui la traite et fait décoller le drone. Si la personne se met à penser à un champ d’herbe bien vert, le cerveau va moduler son activité d’une manière différente, l’ordinateur va alors ordonner au drone d’atterrir. Outre les fonctions de commande, cette technologie permet d’avoir des informations sur notre activité cérébrale en temps réel. L’exemple du drone n’est qu’une des multiples applications possibles.

DES BARRIÈRES TECHNIQUES TOMBENT

Si vous avez un problème de sommeil ou de charge mentale, des difficultés à vous concentrer, ou si vous souhaitez découvrir une nouvelle expérience de jeux vidéo, il existe des entreprises qui proposent de répondre à cette problématique à l’aide d’un objet contenant une interface cerveau-machine.

C’est une technologie qui n’est pas fondamentalement différente de celle qui est utilisée dans le domaine médical, mais elle a été adaptée pour le grand public, ce qui n’était pas possible jusqu’ici. « Dans la recherche publique, les systèmes hardware que nous utilisons coûtent très cher, ils ont une taille conséquente et il faut mettre du gel sur le crâne, ce qui n’est pas très ergonomique » explique Jérémy Mattout, chargé de recherche INSERM dans l’équipe DYCOG (Brain Dynamics and Cognition) du Centre de recherche en neurosciences de Lyon.

Des limites techniques ont été franchies ces dernières années. Elles ont rendu la mesure du cerveau plus accessible, moins encombrantes et des entreprises ont pu commencer à commercialiser ces technologies dès le début des années 2010. Une interface cerveau-machine est la convergence d’outils d’intelligence artificielle, d’outils numériques, d’outils qui permettent la mesure de l’activité cérébrale et de la connaissance du cerveau pour pouvoir interpréter l’activité mesurée, c’est-à-dire de la neuroscience. Tous ces domaines ont très largement progressé ces dernières années. Les avancées dans les systèmes de mesure de l’activité cérébrale ont été un déclic pour ces neurotechnologies. « Ils sont devenus plus petits, plus puissants et moins cher, c’est ce qui a permis à certaines entreprises de voir qu’un marché pouvait s’ouvrir » raconte Laure Tabouy, neuroscientifique et éthicienne.

INVISIBILISER LES NEUROTECHNOLOGIES

Cette miniaturisation a permis de rendre ces technologies plus pratiques, voire de les cacher complètement dans des objets du quotidien. En France, l’entreprise MyBrain tech vend un casque audio appelé Melomind qui serait « le premier casque anti-stress » et permettrait « d’entraîner son cerveau à se détendre ». À premier vu, l’objet est en tout point comparable avec un casque audio classique. Pourtant, deux électrodes sont dissimulées dans les coussins qui entourent les oreilles, et deux autres viennent se clipser sur l’arceau du casque pour venir au contact de l’arrière du crâne. L’objectif affiché est de pouvoir mesurer le niveau de stress en temps réel et parvenir, par des exercices de relaxation, à le faire baisser.

Pour Laure Tabouy, l’utilisation d’objets que nous connaissons n’est pas anodine : « Ce sont des technologies qui vont prendre l’allure d’une technologie qu’on utilise au quotidien, comme des écouteurs, un casque audio, ou un serre-tête, mais dont l’utilisation est déviée, puisque l’objectif est de capter l’activité cérébrale. » Passer par des objets du quotidien peut permettre de faire oublier à l’utilisateur que l’on enregistre ce qu’il se passe dans son cerveau, ou en tout cas, de lui faire accepter plus facilement.

LA HYPE AVANT LA DÉSILLUSION ?

« Depuis quelques années, on voit un engouement du privé dans le domaine des interfaces cerveau-machine, avec beaucoup de start-up qui se montent. Mais c’est un domaine qui est encore assez immature » constate Jérémy Mattout. Les nouvelles technologies passent souvent par une première phase où elles paraissent très prometteuses et où un marché s’ouvre autour d’attentes et de promesses démesurées. S’en suit une désillusion et une dépression du marché, comme rattrapé par la réalité. Puis la technologie devient finalement plus mature, trouve ses applications et le marché se développe à nouveau, mais sur des bases solides cette fois-ci. C’est ce qu’on appelle la courbe de Gartner, ou courbe de la hype. « Pour ce qui est des interfaces cerveau-machine, on serait au niveau de la première phase et peut-être qu’on est même au début des premières désillusions » constate Jérémy Mattout. Au début du mois de mai, l’entreprise française Dreem, spécialisée dans le rétablissement du sommeil grâce à une interface cerveau-machine, a subi une liquidation judiciaire, illustrant bien ces premières désillusions.

Les promesses d’applications semblent presque infinies pour l’instant, mais elles peinent à convaincre. En dehors de l’application médicale qui fonctionne depuis très longtemps, trois secteurs s’intéressent particulièrement aux interfaces cerveau-machine : le jeux vidéo, le bien-être et les réseaux sociaux. Le premier promet une nouvelle expérience de jeu plus immersive. Pour ce qui est du bien-être, il s’agit de lutter contre le stress, les troubles de l’attention, ou les insomnies. Enfin, pour les réseaux sociaux, il pourrait s’agir d’ajouter de nouvelles commandes qui soient plus intuitives. Facebook pourrait vouloir rendre son metaverse plus immersif en ajoutant des commandes cérébrales par le biais d’une interface cerveau-machine par exemple. Snapchat a racheté la boîte française NextMind en 2020, qui permettait de faire un certain nombre de commandes sur ordinateur à partir de la pensée. Leur idée est de pouvoir implémenter des commandes cérébrales dans les prochaines Spectacles, les lunettes connectées dédiées à l’enregistrement vidéo de Snapchat. Contacté dans le cadre de cet article, les ingénieurs de NextMind n’ont pas souhaité répondre. Ils ont une clause leur interdisant de s’exprimer aux médias dans leur contrat depuis que l’entreprise est devenue une filiale de SnapChat. Les entreprises MyBrainTech et Dreem ont également été contactées, mais elle n’ont pas de suite à ces sollicitations.

Les marques de luxe s’intéressent aussi à cette technologie. La filiale de L’Oréal Yves Saint Laurent Beauté propose par exemple de trouver le parfum qui vous correspond à l’aide d’une interface cerveau-machine développée par la marque Emotiv. Le client est équipé d’un bandeau futuriste d’un noir brillant avec des électrodes qui captent l’activité cérébrale à différents moments pendant que le client sent différents parfums de la marque. En fonction du niveau de stimulation et de relaxation qui est mesuré par l’appareil, le parfum qui correspond le mieux au client va lui être recommandé. « nous voulions offrir à nos clients une opportunité de mieux connaître leurs préférences olfactives en fonction de leurs émotions. » affirme la marque. De grandes entreprises viticoles s’intéressent aussi à cette application.

« Il y a plein de systèmes où la qualité n’est pas au rendez-vous »

Les éléments de communications de ces entreprises laissent penser que calculer le stress ou le niveau de relaxation d’une personne est plutôt aisé. En réalité, il n’en est rien. « Ce n’est pas évident de mesurer l’activité cérébrale contrairement à ce que ces boîtes laissent penser sur leur site, assure Jérémy Mattout, Il y a une grande question sur la qualité des données qu’ils mesurent. Il y a plein de systèmes où la qualité n’est pas au rendez-vous. » L’activité cérébrale qui est mesurée est électrique, mais tous les muscles de notre visage ont aussi une activité électrique importante. Pour mesurer l’activité cérébrale, il faut faire la part des choses entre une activité électrique qui peut provenir de n’importe où, et celle qui vient spécifiquement du cerveau. C’est un travail extrêmement précis et complexe.

En laboratoire, les électrodes sont beaucoup plus nombreuses, posées avec beaucoup de précision sur le crâne de l’individu et on utilise également du gel pour faciliter les mesures. C’est quelque chose qu’il est difficile de mettre en place dans le cadre d’objets grand public sans faire de compromis. Il faut soit empiéter sur le confort, au risque de ne pas vendre son produit, soit empiéter sur la qualité. « Les objets vendus par ces entreprises peuvent potentiellement faire mal à la tête parce qu’il faut serrer la structure autour du crâne si on veut se passer du gel, ou alors il faut des structures rigides et désagréables. Il n’y a pas de miracle. » explique Jérémy Mattout, de l’INSERM.

Une autre problématique est que la définition du stress ou de la charge mentale est glissante. Il n’est pas du tout si évident que ce soit des choses que l’on puisse mesurer et quantifier simplement en mesurant l’activité électrique du cerveau à certains points. « Il faut déjà s’assurer que tout ce qu’on prétend mesurer puisse se mesurer,résume Jérémy Mattout. Il y a toute une dimension psychologique pour le stress par exemple et il ne faut pas croire que nous avons des marqueurs faciles sur la charge mentale d’un sujet. »

L’universalité de ces systèmes est aussi une question. Dans le cas d’interfaces cerveau-machine qui permettent de commander un ordinateur, il faut toute une phase d’entraînement pour arriver à faire les premières commandes. C’est une étape qui permet de moduler son activité cérébrale pour que la commande que l’on souhaite envoyer soit plus clairement perceptible par l’appareil de mesure. « Cette phase de calibrage n’est pas si facile. Tout le monde n’y arrive pas et je pense que pas mal de gens ne pourront pas utiliser ce type d’appareil, en tout cas pas à court terme » explique Charlotte Jacquemot, directrice du Département d’Études Cognitives de l’École normale supérieure Paris Sciences et Lettres (ENS-PSL).

DES QUESTIONS ÉTHIQUES, PHILOSOPHIQUES

Reste que ces technologies existent. Elles ne sont pas prêtes à envahir notre quotidien dans un avenir proche, mais elles soulèvent des questions éthiques, philosophiques et juridiques. Les interfaces cerveau-machine fonctionnent en boucle fermée. L’utilisateur apprend à moduler son activité cérébrale en fonction du retour que la machine lui fait en temps réel. Par exemple, si l’ordinateur indique à l’utilisateur qu’il est encore anxieux à 50 %, ce dernier va chercher à moduler son activité cérébrale différemment jusqu’à voir ce pourcentage baisser sur son écran. Ces technologies ont alors une influence sur notre activité cérébrale.

« Ces techniques sont de nature à remettre en cause l’intégrité mentale » écrit Laure Tabouy, neuroscientifique et éthicienne, dans l’introduction du numéro d’août 2021 des annales des mines intitulé Neurotechnologies et innovation responsable. En proposant d’adopter un comportement, comme le fait d’être moins anxieux pour reprendre l’exemple précédent, ces technologies produisent « des injonctions douces ». La finalité de ce processus est « d’obtenir une réorientation dans l’axe souhaité par son promoteur, sans faire preuve d’autorité ni d’une domination violente apparente, mais en court-circuitant le ressenti de la personne » ajoute Laure Tabouy.

Cela pose des questions à conjuguer au futur, dans le cas où ces machines se démocratiseraient. Quid d’un piratage de la partie logiciel d’une interface cerveau-machine largement déployée pour le grand public ? Quid d’entreprises moins vertueuses qui pourraient vouloir utiliser de tels objets pour servir leurs intérêts ? Quels garde-fous mettre en place pour l’utilisation de ces objets ?

Biologiquement, le cerveau est un sanctuaire que notre corps protège avec une grande rigueur. Culturellement, il est l’organe que nous rattachons à tout ce qui touche à la spiritualité. Affecter le cerveau, même de façon minime, peut avoir des conséquences en cascade. « C’est l’organe le plus fermé du corps humain. Rien ne rentre ou ne sort du cerveau sans autorisation grâce à la barrière hémato-encéphalique, remarque Laure Tabouy. C’est aussi le lieu dans lequel nous projetons tout ce qui touche à l’esprit, la religion, la foi. »

À ne pas choisir quelles technologies sont acceptables et dans quelles conditions elles le sont, le risque est de voir des gens influents décider pour tout le monde. Quelqu’un comme Elon Musk investi des centaines de millions de dollars dans ce domaine avec sa société Neuralink. Il ne le fait pas sans avoir une vision de ce que devront être ces neurotechnologies à l’avenir. « Le contrôle éthique arrive toujours un peu avec un temps de retard pour ce type de personne » déplore Charlotte Jacquemot, directrice du Département d’Études Cognitives de l’ENS-PSL.

ÉTABLIR UNE JURIDICTION

Un débat autour de ces neurotechnologies s’impose, notamment pour pouvoir développer une législation qui encadre leur utilisation. Un pays comme le Chili a mis en place des neurodroits dans sa constitution depuis 2021 devenant ainsi pionnier dans le domaine. Ils l’ont fait pour se protéger des États-Unis. Certaines équipes de chercheurs des États-Unis ont l’habitude de s’exporter en Amérique du Sud pour faire des expériences sur la population de pays à la législation moins restrictive et avec un niveau de responsabilité plus faible.

Il est possible de s’inspirer du travail qui a été fourni par le Chili et de l’adapter en France. « Il faudra se poser des questions sur la liberté cérébrale, la liberté de penser et trancher sur ce sujet. Il va falloir aller jusqu’à protéger la personnalité d’un individu » assure Patrick Hetzel, député et rédacteur de la note « les neurotechnologies : défis scientifiques et éthiques » pour l’OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques). « Je ne pense pas que ces technologies soient assez probantes en la matière aujourd’hui, mais c’est une question qui va arriver à un moment ou un autre. »

Une révision de la loi bioéthique a lieu tous les cinq ans. La prochaine est prévue pour 2025. Ce sera l’occasion d’avoir un débat et d’inscrire, a minima, les premières lignes de nos neurodroits.

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