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Automobile : semi-conducteurs, la tique des constructeurs

Fabriquer une voiture de grande série – sans semi-conducteurs – est devenu impossible. Les constructeurs sont dépendants d’un secteur qui les dépasse : l’électronique. La crise du Covid-19 a accéléré la transformation des rapports qui les relient. L’un a pris le pas sur l’autre, l’automobile n’ait pas gagné cette course d’endurance.

« Il est ici question d’une guerre économique qui semble perdue d’avance avant d’avoir été déclarée. Elle concerne un secteur, l’électronique ». Le papier a vieilli, la typographie de la machine à écrire est datée mais le message n’a jamais été aussi actuel : la dépendance occidentale aux composants asiatiques. Ces mots, ce sont ceux du député socialiste Louis Mexandeau dans un rapport parlementaire sur l’état de la filière des semi-conducteurs… en 1989. Leur usage dans l’automobile était limité aux modèles les plus haut de gamme. Mais, la star de l’époque c’était la Renault Super 5 : une petite voiture populaire à la mine carrée qui cachait beaucoup de mécanique mais encore peu d’électronique.

Aujourd’hui, les choses ont changé. Les moteurs ne vibrent plus, l’odeur de l’essence est filtrée et les écrans ont remplacé les aiguilles des compteurs. L’électronique a pris une place importante dans la fabrication automobile à tous les niveaux : développement de la gestion des moteurs, amélioration des aides à la conduite et accroissement du confort à bord. Les voitures continuent d’embarquer un seul conducteur mais le nombre de semi-conducteurs qui les composent a explosé passant d’un module informatisé dans les années 1990 à une centaine aujourd’hui par modèle.

Cette évolution a signé l’acte de mariage forcé entre les géants de la fabrication automobile et ceux de la conception électronique. Mais l’union s’est faite sans sentiment et la relation reste au stade de la collocation jusqu’à ce que le constructeur Tesla se pense à la fois comme un fabricant automobile et un concepteur de systèmes électroniques. Les noces sont scellées en 2012 avec le lancement de la berline Model S de l’entreprise d’Elon Musk. Mais le mouvement n’est pas suivi par les autres constructeurs. Ils dépendent tous d’une longue chaîne industrielle pour proposer leurs produits finis. Alors quand l’un de ses anneaux lâche, c’est tout le système qui s’effondre.

Arrêt (forcé) au stand

La pandémie n’a pas manqué de pousser l’un des maillons à la faute. Les deux pieds sur le frein, c’est toute une industrie qui s’arrête, début 2020, par peur d’accumuler sur les parkings des usines des milliers de véhicules que personne ne voudrait acheter. La chute est importante : en 2019, 2 003 089 voitures neuves ont été vendues en France. En 2020, le marché dévisse de 26,9 % pour tomber à 1 463 725 véhicules d’après les données du Comité des constructeurs français d’automobiles.

Mais la crise n’est pas aussi importante que les fabricants l’imaginaient, si bien qu’ils demandent rapidement à leurs équipementiers de leur fournir à nouveau des pièces comme des équipements d’habitacles, des calculateurs, des phares… Problème : les concepteurs de composants électroniques boudés par le secteur automobile quelques mois plus tôt se sont tournés vers des marchés porteurs comme la high-tech (smartphones, tablettes, téléviseurs) en plein boom avec les confinements successifs.

C’est l’impasse. Il faut fabriquer à nouveau des voitures mais les semi-conducteurs ne sont plus disponibles. « C’est l’exemple même de la fragilité du modèle d’approvisionnement dans l’automobile » explique Bernard Jullien, directeur du Gersipa, un réseau d’étude économique de l’industrie automobile. « Tout le processus de fabrication automobile repose sur un fonctionnement court-termiste qui ne correspond pas au monde de l’électronique », confirme Thierry Tingaud, ancien président de STMicroelectronics France, l’un des leaders de la fabrication de semi-conducteurs.

Le petit train de l’industrie auto

En réalité, les constructeurs automobiles ne fabriquent plus leurs modèles comme il y a 50 ans. Pour la plupart, ils sont motoristes et designers mais tout le reste provient d’entreprises extérieures : « 70 à 80 % de la valeur ajoutée d’une voiture est achetée par le constructeur », explique Hervé Guyot, consultant et ancien directeur de PSA Banque.

La locomotive du grand train de l’industrie automobile dépend ainsi de tous les wagons qu’elle tire : au premier rang desquels les équipementiers occupent une place majeure puisque c’est avec eux que les constructeurs font affaire. Ils ne discutent donc pas directement avec les géants des semi-conducteurs comme STMicroelectronics, Infineon, GlobalFoundries ou TSMC. Enfin cela c’était avant.

Le train perd de plus en plus de wagons et le premier en à avoir décroché, c’est Tesla. Au début de son ascension, le petit constructeur californien s’approvisionnait chez Daimler puis il a petit à petit pris son indépendance pour fabriquer lui-même ses équipements. Elon Musk a cassé les codes de l’industrie automobile et il a fallu une pénurie de semi-conducteurs entrainée par la crise Covid pour que les autres constructeurs l’imitent. Ford et BMW se sont tournés vers GlobalFoundries en fin d’année 2021, Stellantis et Foxconn ont signé un partenariat pour développer ensemble des nouvelles technologies.

En Europe, les constructeurs n’ont pas tous réagi à la même vitesse : « Les Allemands se sont réveillés plus tôt que les Français pour tisser des liens avec le monde de l’électronique, assure Thierry Tingaud, les constructeurs commencent même à réserver eux-mêmes des composants en passant commande directement chez les fabricants ». Dans ce grand mouvement accéléré par la crise des semi-conducteurs, les équipementiers, véritables intermédiaires dans le secteur automobile commencent à être relégués dans la voie de garage, une situation inédite dans l’industrie. « Les constructeurs ne pourront pas se passer totalement des équipementiers, il y aura donc un fonctionnement hybride à l’avenir », assure Hervé Guyot.

« 70 à 80 % de la valeur ajoutée d’une voiture est achetée par le constructeur »

Hervé Guyot, consultant

Dans ce petit train de l’industrie, la locomotive commence à perdre en puissance au profit des wagons qui la pousse. Le pouvoir s’est inversé : il n’est plus entre les mains des constructeurs automobiles réputés pour être des clients difficiles avec leur logique de flux tendus. « On va vers une dépendance de plus en plus importante du secteur automobile envers le secteur des semi-conducteurs », affirme Mathilde Aubry, économiste, spécialiste du marché de la microélectronique. Alors comment les constructeurs se sont sortis de cette puissante crise qui résonne encore aujourd’hui jusque dans les usines Renault à Douai ?

Sombrer ou surfer sur la vague scélérate

Vendre moins, mais vendre mieux. C’est le nouveau crédo des fabricants. Après seulement un an d’existence, le groupe Stellantis né de la fusion de PSA (Peugeot-Citroën) et de FCA (Fiat-Chrysler), a réalisé une année 2021 record avec un chiffre d’affaires de 152 milliards d’euros soit une hausse de 14 % par rapport à 2020.

Une situation paradoxale lorsque l’on sait que le groupe a vendu 20% de voitures en moins sur la période. Sur ses nouvelles relations avec ses partenaires, la firme de Carlos Tavares n’a pas souhaité faire de commentaire mais elle explique : « nous pilotons notre activité au jour le jour, usine par usine, en l’adaptant aux tendances du marché et en prenant en compte les différentes situations auxquelles nous faisons face (fournitures de pièces, confinements…). »

Même silence à ce sujet du concurrent au losange : « nous avons des tasks force (groupes spécialisés, ndlr.) dédiées qui suivent ces sujets quotidiennement pour nous donner le plus d’assurance et de visibilité sur les volumes de production à venir dans nos usines », explique Julien Cotteverte, directeur de la communication du groupe Renault. La société est repassée dans le vert en 2021 tutoyant le milliard d’euros de bénéfice net malgré une baisse des ventes.

Les constructeurs français ont pris du retard mais ils ont finalement enclenché le changement de paradigme en se préoccupant de plus près de leurs fournitures électroniques. « Nous avons signé avec Renault un accord pour le développement et l’approvisionnement de composants électroniques », ajoute Thierry Tingaud de STMicroelectronics.

« Cela pourrait être dangereux pour les réflexes d’achat »

Hervé Guyot, consultant

Moins de vente mais plus de profit, le paradoxe s’explique par une franche augmentation des prix de vente des voitures ces dernières années. En 2010, le prix moyen en France était de 19 767 €, il est passé à 26 789 € en 2020 d’après une étude de l’Argus.fr. La crise a accéléré ce phénomène. Pour s’en sortir, les constructeurs ont maintenu la production des modèles haut de gamme, plus cher, à forte valeur ajoutée. Ces véhicules très optionnés embarquent plus de semi-conducteurs que des véhicules moins pourvus en électronique qui ont vu leur délai de livraison exploser. Le constructeur allemand Audi a même décidé de tirer un trait sur son modèle le moins cher au catalogue. D’ailleurs les prix réels ne sont plus mis en avant par les constructeurs qui les cachent derrière des loyers dans leur campagne de publicité.

Augmentation des prix d’achat, délai de livraison allongé, explosion du marché de l’occasion, le moment n’est pas le bon pour acheter une voiture. Les consommateurs subissent de plein fouet l’une des multiples facettes des crises entrainées par le covid-19. Une situation qui pourrait peser sur les habitudes des acheteurs : « L’âge moyen d’achat d’une voiture neuve recule, il est autour de 60 ans. Si les constructeurs ne réagissent pas cela pourrait être dangereux pour les réflexes d’achat », note Hervé Guyot.

Cette technique de « pricing power » (augmentation des prix, ndlr.) atteint ses limites. Le groupe Renault en a fait les frais avec la fermeture de son site de Douai en avril dernier. On y fabrique la E-Megane électrique, le nouveau modèle phare du constructeur affiché à partir de 35 200 €. À cause de nouveaux confinements en Chine, l’approvisionnement en semi-conducteurs est stoppé, la chaîne est à l’arrêt sur ce modèle haut de gamme. Echec et mat.

Réduire la voilure

Face au mur, l’industrie automobile est en passe de changer son modèle. « C’est l’une des dernières à fonctionner de la sorte. On va revenir à ce qui se faisait dans les années 1960 avec une plus grande part de fabrication des pièces en interne », expose Thierry Tingaud. « La fabrication des semi-conducteurs devra à terme être intégré à l’industrie automobile au niveau des équipementiers voire des constructeurs eux-mêmes », précise Hervé Guyot.

Les géants de l’automobile se tournent donc vers le modèle de Tesla dont les ventes n’ont cessé de grimper même en 2020, en pleine crise. La filière pourrait se satisfaire de rapatrier un savoir-faire dans son giron pour muscler ses effectifs mais la réalité est tout autre.

Avec les consommateurs, les salariés des grands groupes sont en premières lignes dans cette crise qui accélère les changements de l’industrie. En France, les ouvriers assembleurs ont été sauvés par le chômage partiel mais à terme : le resserrement des gammes de voitures, leur électrification et la baisse des volumes vont renforcer la déliquescence d’un marché de l’emploi déjà en déclin. La production de voitures électriques projette de créer 225 000 emplois en Europe. Mais l’arrêt progressif de la production de véhicules thermiques jusqu’en 2035 – date à laquelle elle sera interdite – fera perdre 500 000 emplois dans le secteur. Une perte nette de 275 000 postes en 13 ans selon une étude du cabinet Strategy& de décembre 2021.

Après l’avoir mis en difficulté, les semi-conducteurs peuvent-ils sauver les salariés du monde de l’automobile en Europe ? 43 milliards d’euros, c’est la somme annoncée par l’Union européenne pour renforcer l’industrie de l’électronique au sein des pays membres. Des milliers d’embauches sont à la clé, rien que l’installation du site d’Intel en Allemagne générera plus de 3 000 emplois selon la firme. Mais il en faudrait des dizaines de milliers pour que l’emploi dans l’industrie automobile se stabilise.

L’Observatoire de la métallurgie réfléchit aux mutations des compétences des salariés avec la Plateforme automobile, un consortium français d’acteurs de la filière. Dans un rapport d’avril 2021, ils imaginent les ingénieurs mécaniciens devenir ingénieurs électroniques ou data analystes, les chimistes deviendraient électrochimistes… Le savoir-faire doit migrer de la mécanique à l’électronique pour anticiper l’électrification des gammes et l’intégration de la production de semi-conducteurs.   Le sort des ouvriers est plus incertain. La chute de l’emploi industriel s’est renforcée avec la pandémie, elle était déjà deux fois plus importante dans le secteur automobile qu’ailleurs depuis la crise financière de 2008. Avec les nouveaux confinements en Chine et la guerre en Ukraine, la filière des semi-conducteurs est de nouveau sous-tension : première mise à l’épreuve pour les partenariats nés de la crise. Alors que certaines lignes de production baissent en cadence, les constructeurs automobiles espèrent retomber sur leurs quatre roues.

Léni Flouvat

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