DAO : comment la blockchain révolutionne l’avenir du travail

Les DAO, sortes de coopératives issues du Web3, explosent avec le développement des crypto-monnaies et des NFT. Décentralisées, transparentes et sans hiérarchie, elles cristallisent les espoirs et les idéaux d’une nouvelle économie…

En vérité, je ne me souviens plus de la première fois que j’ai vu « DAO » écrit quelque part. Je me souviens de la deuxième : c’était un vendredi soir, dans un Flixbus entre Lille et Paris. Je lisais un article de Fred Cavazza sur le Web 3 envoyé par une amie. L’expert y explique que les DAO sont une des dimensions de la troisième génération d’internet, avec les crypto-monnaies (comme le Bitcoin), les NFT et le métavers. Bizarre. Pourquoi entend-on tous les jours parler de ces trois derniers termes, et jamais des DAO ?

Mon historique me le confirme : j’ai immédiatement fait une recherche sur Google pour voir si la presse en avait déjà parlé. Pas grand chose, si ce n’est des médias très spécialisés. J’erre sur des sites de geeks, ça prend du temps. Je finis par comprendre que les DAO sont des sortes de coopératives dont la gouvernance est un programme informatique qui automatise la prise en compte des votes de la communauté. Elles régulent des protocoles, qui sont eux aussi codés dans la blockchain. Certaines DAO sont des clubs d’investisseurs, d’autres collectionnent des NFT… Une DAO a même été créée pour récolter des dons en crypto-monnaies pour soutenir l’Ukraine. Pour modifier le protocole, il faut d’abord formuler une proposition d’amélioration auprès de la DAO. N’importe quel membre, grâce au jeton de gouvernance qu’il a acheté, a un droit de vote. Pas de hiérarchie donc. Le D de DAO est pour « Décentralisé ». Et une fois qu’une action (par exemple, un ordre de transfert d’argent en crypto-monnaie) est codée dans la blockchain, plus rien ne l’arrête. Le A de DAO est pour « Autonome ». O pour « Organisation ».

Abécédaire du Web3 pour lecteurs perdus

# Blockchain Registre sous la forme d’un code informatique partagé par plusieurs super-ordinateurs mis en réseau entre eux. Sur ce registre s’accumulent des ordres de transfert d’argent, par exemple, en temps réel. Le fait qu’il soit tenu par des ordinateurs en réseau permet d’exécuter ces ordres sans passer par des intermédiaires traditionnels, comme les banques. # Web3 La troisième génération d’internet. La première proposait du contenu texte que l’on pouvait consulter. La deuxième est arrivée avec les réseaux sociaux : désormais, n’importe quel internaute peut écrire et être lu, et non seulement consulter. Cette troisième génération, encore en développement, regroupe plusieurs activités prises d’assaut par de nombreux investisseurs : les crypto-monnaies (devises qui existent sur la blockchain), les NFT (certificats de propriété d’images digitales), et le métavers (univers virtuel) # Protocole Code informatique qui s’imbrique dans la blockchain et qui permet de déclencher des ordres. Un protocole, ça ressemble à ça :  transferAllowances[src][msg.sender] = transferAllowances[src][msg.sender].sub(amount); _transfer(src, dest, amount); return true; } function _transfer(address src, address dest, uint amount) internal returns(bool){ //Check if the transfer is possible require(balances[src] >= amount, Errors.BALANCE_TOO_LOW); require(dest != src, Errors.SELF_TRANSFER); require(src != address(0) && dest != address(0), Errors.ZERO_ADDRESS); //Update balances balances[src] = balances[src].sub(amount); balances[dest] = balances[dest].add(amount);

Je finis par tomber sur Aragon : une association qui aide des crypto-entrepreneurs à monter leur DAO, et qui en observe les tendances. Dans une de leurs conférences, ils expliquent qu’en 2022 il y a 4 157 DAO avec une trésorerie totale de 9,1 milliards de dollars. Un an plus tôt, les DAO représentaient 400 millions de dollars. Le phénomène des DAO explose, et ce n’est pas si étonnant que ça : la plupart exerce dans le secteur de la Defi (prononcer « difaille »), la finance décentralisée, lui-même en plein boom. De plus en plus de personnes investissent dans des produits issus des crypto-monnaies de plus en plus divers, ce qui multiplie les flux et les offres de services, donc les protocoles. Pour piloter ces protocoles à plusieurs, les acteurs créent des DAO. 

Des personnes arrivent à gagner leur vie en collaborant au sein des DAO : leurs contributions nourrissent le protocole, qui dégage ainsi plus de profits, et les rémunère en retour, comme un système de commission. Difficile de savoir combien de personnes cela concerne : Louis Giraux, un ancien d’Aragon, estime qu’ils seraient quelques centaines. Si le phénomène reste mineur, Raphaël Bloch, journaliste spécialisé dans le Web3, twittait le 22 mars dernier : « Les entreprises ont structuré l’économie industrielle. Les DAO vont structurer l’économie numérique. » 

Donc en fait, une DAO est un ensemble de règles, votées par ses membres, qui va être exécuté par du code informatique consultable par tous.

De belles promesses

Les DAO ont de nombreux avantages pratiques : elles permettent de mutualiser très vite des capitaux, puisqu’il n’y a pas besoin de créer une structure juridique et de passer par toute la paperasse habituelle. Avec des plateformes comme Aragon, monter une DAO, c’est facile. Tout est décentralisé, visible par tous : fini la bureaucratie, les intermédiaires, les contrôles. Et surtout, comme l’explique Hugo Bordet de l’association ADAN (Association pour le Développement des Actifs Numériques), les DAO sont résilientes : « une vraie DAO, avec un gros nombre de votants actifs, ne pourra pas être empêchée de fonctionner. On ne pourra pas la fermer et elle ne pourra pas être contrôlée par une poignée de personnes. »

Mais surtout, beaucoup voient dans la DAO l’avenir du travail.

Stephen McKeon, professeur à l’Université de l’Oregon, prévient ses étudiants tous les ans : « un jour, vous allez travailler pour un protocole ». A mesure que l’activité humaine se décentralise (par internet, par l’ubérisation, par les crypto-monnaies…), la façon de s’organiser pour faire tourner ces activités doit aller dans le même sens. C’est en tout cas ce que pense Romain Figuereo, fondateur de la DAO Paladin : « ce n’est pas assez que la technologie soit décentralisée, il faut que le consensus social par-dessus soit décentralisé. » Selon lui, rien de mieux qu’une DAO, décentralisée, pour gérer un protocole décentralisé : la gouvernance de la DAO permet d’éviter un point d’accès centralisé au protocole (qui, dans une entreprise classique, pourrait être tenu par l’équipe de développement ainsi que sa chaîne hiérarchique) . 

Au-delà de cette cohérence entre le cœur de l’activité et son enveloppe organisationnelle, la DAO garantit aussi la transparence : elle est inévitable, puisque c’est la base du fonctionnement de la blockchain. Paul Frambot, l’un des fondateurs de la DAO Morpho, a choisi cette organisation pour gérer son protocole dont l’objectif à terme est de proposer des services financiers sans aucune barrière à l’entrée. « Dans la finance traditionnelle tout est opaque, l’utilisateur ne sait pas quelle marge prend l’entreprise derrière (…) Ici tout est ouvert. Tu peux regarder quels frais sont pris par la DAO, tout ce qui est sur la blockchain, ça appartient à tout le monde. » Avant d’ajouter : « Il y a une source de vérité unique : la blockchain. » 

Et puis, la DAO se veut démocratique. Tout le monde a un droit de vote, il suffit d’avoir un jeton de gouvernance. Contrairement aux actions, les jetons ne donnent aucun droit de propriété puisque ce qui est sur la blockchain ne peut être retiré et n’appartient à personne. Comme le résume Romain Figuereo, avec un jeton, « vous ne possédez rien, mais vous avez de l’influence. » 

Pour le fondateur de Paladin, « on est en train d’essayer des communs financiers, et pas des produits financiers. Je ne veux pas gagner des millions de dollars par mois, je veux créer une brique financière accessible pour tous et qui fonctionnera dans tous les cas. »

Après la « tragédie », les commons

Ce sont ces convictions fortes, cet idéalisme qui ont poussé Philippe Honigman dans ce monde en 2016. Entrepreneur et ergonome en informatique, il le reconnaît : « Je suis rentré dans le monde crypto pas pour les aspects monétaires ni financiers, ce qui m’intéressait c’était le potentiel de transformation organisationnelle et sociétale. » 

La base de cette vision c’est les commons. En 1968, l’écologiste Garret Hardin affirme qu’un mode de gestion communal de ressources n’est pas viable, c’est la « tragédie des communs ». Par exemple, dans un pâturage, chaque éleveur ajoute une bête à son troupeau pour son intérêt propre, mais cela détériore et finalement détruit le pâturage. La seule solution, selon lui : diviser le pâturage par la propriété privée. Mais Elinor Ostrom, prix Nobel de l’économie en 2009, démontre le contraire. De nombreuses communautés continuent à exploiter de manière parfaitement durable des biens communs en appliquant un certain nombre de principes. Ce sont ces principes qui ont inspiré la P2P Foundation, une fondation mondiale qui partage le savoir et la connaissance pour le bien commun. Satoshi Nakamoto, créateur du Bitcoin, avait publié l’un de ses tout premiers articles sur le site de la fondation. Pour Philippe Honigman, « la DAO, c’est une façon de redonner du pouvoir et de la valeur, de distribuer de la richesse aux participants d’une organisation complètement libérée. »

Cohérence, transparence, équité : certaines entreprises en rêvent. Mais les DAO peuvent-elles réellement atteindre ce que peu d’entreprises arrivent à mettre en œuvre ?

DAO : D pour… Démocratique ?

En théorie, tout ce qui est sur la blockchain appartient à tout le monde. Tout le monde ? Pas vraiment. C’est du code informatique, avec une farandole de symboles mathématiques, des chiffres, des verbes sans sujets, que finalement peu de personnes sont capables de déchiffrer. Comprendre la vision d’une DAO, le fonctionnement de son protocole, décrypter les propositions d’amélioration, peser le pour et le contre pour enfin s’exprimer par un vote, cela demande des connaissances poussées en code. Et beaucoup de temps. 

Résultat : des DAO peuvent compter beaucoup de membres, mais pour une majorité d’entre elles, très peu vont réellement s’impliquer et voter. D’après le site DeepDAO, sur les 1,7 millions de détenteurs de jetons de gouvernance, moins de la moitié sont actifs. Et parmi les cinq DAO qui brassent le plus de trésorerie, il y a un écart énorme entre le nombre de détenteurs de jetons et le nombre de membres actifs. 

Et ça, tout comme l’abstention dans une démocratie, ça pose un risque : moins les membres sont actifs, plus il est possible pour un membre ou un groupe de centraliser les décisions. Ou même pire, une grande banque, qui pourrait contrôler une partie de la trésorerie et gérer le protocole sans en respecter la vision. « On n’est pas prêts à lutter contre le secteur de la finance traditionnelle sur un terrain qu’on croit être le nôtre », résume Romain Figuereo. C’est là tout le combat de la DAO Paladin. Son protocole récupère le pouvoir de vote des détenteurs de jetons de gouvernance qui ne l’exercent pas pour les prêter à des personnes qui souhaitent une puissance de frappe plus importante lors de décisions prises par les DAO dont ces personnes sont membres. 

C’est grâce à ce système de délégation de vote qu’une DAO comme ENS arrive à être la DAO avec le plus haut niveau de participation. Pour Philippe Honigman, le risque de manipulation malhonnête des décisions de la DAO par des délégués est limité : « les délégués qui ont une grande réputation publique ne sont pas des fondateurs du projet. On retrouve les mêmes délégués d’un projet à un autre d’ailleurs… Ils sont crédibles et on imagine mal une collusion : ils ont plus de à perdre en termes de réputation qu’à gagner en termes financiers. » 

« les narratifs officiels, et la réalité »

Il n’empêche que les DAO ont encore fort à faire, tant dans les rouages de leur fonctionnement démocratique que dans la pédagogie pour les rendre accessibles au plus grand nombre. A ce jour, les DAO ne sont reconnues, avec un statut spécifique, que dans les îles Marshall et dans l’État du Wyoming aux Etats-Unis. Deux paradis fiscaux.

« Avec les DAO, il y a les narratifs officiels, et puis il y a la réalité » tranche Louis Giraux. Ancien employé d’Aragon, il connaît bien l’écosystème et en a souffert personnellement. Le travail dans le monde des DAO, ce sont de longues heures de travail, tout à distance, avec une présence constante sur les réseaux sociaux… « C’est drainant comme métier, y a des risques de burn out. » Pour lui, l’évolution des DAO est directement liée au développement du travail à distance, via les réseaux sociaux. Et le restera.

C’est finalement ça, l’après-crise sanitaire : le télétravail, sur Teams, Zoom, Miro, Mural, Klaxoon, Discord, Doodle, Dropbox, One Drive, Google Drive, Google Meet, Twitter, Trello, Telegram. Un travail pixelisé, instantané, derrière la lumière d’un écran et au bout de nos doigts qui pianotent sur un clavier. Des réunions menées sous les cocotiers des Bahamas ou en pyjama sur son canapé. Le travail n’a plus de limites, ni de temps, ni de distance. Avec les DAO, plus d’intermédiaires non plus. Le travail s’est décentralisé. 

Sarah Spitz